Daniel Epstein à propos d'André Hajdu 07-17
Aussi fort que possible. Aussi, je
tourne les aiguilles de l’horloge en arrière. Pour ce qui est de notre vie, mon
épouse et moi sommes de Jérusalem.
Je ne me souviens plus quand ni
comment, mais, quoi qu’il en soit, André Hajdu et moi avions fixé ensemble une
étude en binôme. Nous étudiions le livre que je tiens dans ma main, le
« Livre de la Justesse du Juste », écrit par le Rabbin Zadok Ha
Cohen.
Avant que je ne rencontre André
Hajdu, j’avais déjà étudié ce livre. Pour André, c’était quelque chose de
totalement nouveau.
Mais quelque chose d’étrange a eu
lieu : Un samedi matin, nous nous sommes assis, car nous étudiions le
samedi matin, avant la prière du matin, et nous étions un peu confus à propos
du rôle de chacun dans cette étude. J’étais censé lui expliquer certains sujets
sur ce livre. Nous buvions un café. J’avais oublié le contenu de la page que je
devais lui expliquer. Il est facile de se souvenir du numéro de la page,
puisqu’il s’agit de la page « café », « qouf pé hé » (cent
quatre-vingt-cinq). Grâce à D.ieu, nous avons longuement étudié ce passage.
Ce passage commence par expliquer
qu’il y a trois niveaux concernant un érudit en Torah : « Rav »
(rabbin), « Haver » (ami), « Talmid » (élève). Ce passage
est lié à ce qui est écrit dans le Maxime des Pères : « Fais-toi un
rabbin, achète-toi un ami ». Mais ce passage du Maxime des Pères aurait dû
mentionner le rabbin, l’ami et l’élève. Où est le rabbin ? « Fais-toi
un rabbin ». Où est l’ami ? « Achète-toi un ami ». Puis il
est écrit à la suite : « Juge toute personne avec indulgence ».
Nous voyons donc qu’il ne s’agit pas
de trois situations. Il y a trois niveaux dans la vie de l’homme. Tout
homme commence en tant qu’élève. Alors, il se choisit un rabbin. Un élève se
cherche un rabbin, un enseignant. L’enseignant, comme on le comprend, est un
homme, comme les autres, comme l’élève. C’est aussi le livre qui est étudié,
l’élève et l’enseignant s’asseyent et l’étudient face à face.
Le livre est donc aussi
l’enseignant.
Donc, si l’on ajoute le livre que
nous avons tous deux étudié, alors on peut considérer qu’il y a trois
personnes : André, moi-même, et le livre. Le livre était notre enseignant
à nous deux.
Au début, on est élève, on demande à
quelqu’un de l’aide. Par la suite, notre enseignant devient notre ami. C’est la
situation de l’étude en binôme. On est ami, puis enseignant. L’enseignant, le
troisième niveau, est le niveau où l’on enseigne.
André remplissait les trois rôles.
Il voulait à la fois apprendre, être un ami, et être un enseignant. Il n’était
pas seulement mon enseignant.
Il y a longtemps, avant que nous ne
commencions à étudier le « Livre de la Justesse du Juste », du Rabbin
Zadok Ha Cohen, nous étudiions un autre livre, le « Beth Yaakov ». Un
jour, André me dit me dit : « Sais-tu que l’un de mes amis arrive
prochainement des Etats-Unis ? Il aimerait beaucoup se joindre à nous dans
notre étude. ». Je savais qu’il y avait une spécificité à l’étude en
binôme. Mais j’ai acquiescé. Je lui ai répondu que son ami pouvait se joindre à
nous, mais à une condition : qu’il ne pose pas de questions au milieu de
l’étude, mais qu’il se contente simplement de nous écouter. L’ami d’André est
donc venu se joindre à nous. Il était très gentil. Il s’est assis avec nous
silencieusement. Il nous a écoutés. Puis à la fin de l’étude, il me dit :
« Tu m’as dit de ne pas poser de questions, mais maintenant que vous avez
fini l’étude, m’est-il permis de te poser une question ? ». Je lui
répondu : « Oui, bien sûr, pose ta question ». Il m’a alors
répondu : « Je vous ai bien écoutés, vous avez traduit exprès pour
moi, c’est très gentil de votre part, mais ce que vous disiez n’était pas du
tout lié à ce qui est écrit dans le livre ». J’ai alors dit à André :
« Je te l’avais dit, il ne comprendrait pas ce que nous faisons, car à
l’issue de notre étude, à chaque fois, il en sort un nouveau livre ».
C’est ainsi que nous comprenons les
trois rôles.
Comment cette histoire, que je viens
de raconter, est en rapport avec le passage du Maxime des Pères : « Juge
toute personne avec indulgence » ?
Le premier point que je voulais
mentionner, en rapport avec André, est qu’il était l’élève de tout le monde,
ainsi que l’ami de tout le monde. Il était aussi l’enseignant de beaucoup de
personnes. Pour beaucoup, qui ont appris avec lui, il est devenu un enseignant.
Comment peut-on faire cela ? A
mon avis, cette phrase : « Juge toute personne avec indulgence », est
tout à fait adéquate. André se choisissait une sorte définie d’amis, une sorte
définie d’élèves, et une sorte définie d’enseignants.
Que signifie : « Juge
toute personne avec indulgence » ? Quel mérite a l’autre pour
être jugé avec indulgence ? Il m’enseigne. Il est donc mon enseignant.
Le Talmud raconte, à propos d’un
enseignant, qu’il était considéré par nos Sages comme l’enseignant ultime. Il
s’agit de Rabbi Meïr. Le Talmud parle de lui à plusieurs endroits. Le Talmud
hésite, et se demande quel était le vrai nom de Rabbi Meïr. Etait-ce vraiment
Rabbi Meïr, ou bien avait-il un autre nom ? Le Talmud répond que l’on
l’appelait « Meïr » car cela correspond au verbe
« éclairer », et qu’il « éclairait les yeux des Sages par
sa sagesse ». Cela suscite alors une question : pourquoi était-il le
décisionnaire et le « grand » de la génération ? La réponse est
qu’aucun n’a pu tenir sur ses positions.
A mon avis, s’il y a bien une chose
que l’on peut dire à propos d’André, c’est que je ne pouvais pas tenir sur ses
positions. Quelles étaient les positions d’André ? Il me disait :
« Je le sais, crois-moi ». C’est cela, ses positions.
Pourquoi, concernant Rabbi Meïr,
aucun n’a pu tenir sur ses positions ? Car ce qui était impur, il le
qualifiait de pur, et ce qui était pur, il le qualifiait d’impur. Les
commentateurs de Tossefot, les petits-fils de Rachi, ont commenté cela de la
manière suivante : « cela n’est pas une logique intelligente, il faut
qualifier le pur de pur et l’impur d’impur » !
Qualifier le pur de pur et l’impur
d’impur peut être ennuyeux. Mais, on découvre certains aspects, comme le
faisait André. Au premier abord, je lui expliquais les textes d’une telle
manière, et immédiatement, cela réveillait en lui des doutes. Car, il était
certainement possible de dire cela d’une autre manière. Il me disait :
« Tu expliques comme cela, c’est bien, mais il est possible de l’expliquer
autrement ».
Le Talmud dit que Rabbi Meïr
« éclairait les yeux des Sages par sa sagesse ». Alors, Rabbi Yehouda
ha Nassi explique que le mérite qu’il a eu d’étendre sa compréhension était dû
au fait qu’il connaissait toutes les raisons de toutes les explications. Il
ajoute qu’il a toujours vu Rabbi Meïr de dos, et que s’il avait eu le mérite de
le voir de face, il aurait été encore plus sage.
Que signifie : « voir
Rabbi Meïr de dos » ? Pourquoi dit-il cela ? Quelle est la
différence entre le voir de dos et de face ? Rachi répond à cela. Si je
n’avais pas lu cette réponse en étudiant le Talmud, je n’aurais jamais cru que
Rachi était capable de dire une telle chose. De là où André se trouve, je suis
certain qu’il est en train de sourire à m’entendre évoquer cette explication de
Rachi.
L’explication de Rachi est la
suivante : « J’ai vu Rabbi Meïr de dos, cela signifie que lorsque
j’ai étudié en face de lui, j’étais assis à la rangée derrière lui ». Cela
ne correspond pas à la logique d’Aristote bien connue en France. On ne peut pas
dire une chose, son contraire, puis conclure qu’il s’agit d’une seule et même
chose. Il est impossible d’étudier en face d’un enseignant, et être en même
temps derrière lui. On peut jouer sur les mots. Il est écrit : « J’ai
étudié en face de lui », et non pas : « J’étais assis en face de
lui ». On peut dire qu’il s’agit d’une métaphore.
Cela me rappelle la situation d’une
étude en binôme. Chacun étudie face à l’autre. Alors chacun peut dire qu’il a
étudié face à l’autre. Mais, quand on dit : « J’étais assis derrière
lui », en quoi était-il devant moi dans un domaine précis ? Cela veut
dire qu’il a toujours été une rangée devant moi, et que je n’ai jamais pu le
voir de face. Cela signifie qu’étudier face à lui signifie qu’il était bien
assis face à lui, il a pu capter quelque chose de l’enseignement, considérer
qu’il a compris l’enseignement. Mais cet enseignement, ce n’était pas lui
réellement. Il se tenait toujours une rangée en avant. Il faisait en sorte
d’être compris. Mais sa tête n’était pas comme celle des autres.
Ainsi, j’ai pu apprendre de lui.
Un jour, à nos débuts dans notre
étude en binôme, André m’évoqua quelqu’un avec qui il avait étudié dans le
passé et qui semblait être très différent de moi. Il me dit alors :
« Toute personne liée à moi-même, chacun de mes amis, est une partie de
moi-même. Par exemple, les amis que j’avais en France, sont encore à présent
une partie de moi-même. Les amis que j’avais à Tunis le sont également. ».
Cela m’a semblé étrange. Que
signifie : « Toute personne liée à moi-même, chacun de mes amis, est
une partie de moi-même » ? C’est comme si, il avait une ville
intérieure, mélangée avec plusieurs personnes. Je ne comprenais pas ses intentions
en disant cela. Je ne comprenais pas le sens de cette phrase. Au fond de moi,
je lui posai la question : « Réellement, une partie de
toi ? ».
Avec les années, j’ai pu approfondir
cela. Je comprends que, malgré que je ne comprenne pas ses intentions, cela est
lié à sa façon de vivre les relations. Il n’y avait pas du tout qu’un seul
André. Il y avait plusieurs « André ». Tous ces « André »
sont entrés en un seul homme, qui s’est transformé en un nouvel homme. Comme
Rabbi Meïr.
Il ne s’agit pas de dire qu’il était
contre ce qu’il voulait. Cela signifie qu’il était capable de faire ce que la
majorité des gens ne savent pas faire.
La plupart des gens se situent à un
seul endroit chacun. Cela est déjà bien. Chacun veut sa place, ses opinions,
ses pensées… Chacun veut être installé. C’est bien. Il est bon de trouver sa
place dans le monde.
André n’était pas comme cela. Il n’a
pas seulement traversé des périodes. Chacun traverse des périodes dans sa vie.
Il avait sa période de France, sa période d’Israël… Chacune de ces périodes
continuait d’exister en lui, et chacune était actuelle.
Comment réussir cela ? Il
arrivait à être entièrement à la fois André le hongrois, André l’Ashkénaze,
André le français, André le tunisien… Tous existaient et étaient ensemble. Ils
parlaient tous ensemble en lui. Cela prenait du temps, quand on lui parlait, de
savoir à quel André on parlait. Il pouvait s’agir d’André l’étudiant en Ecole
Talmudique, d’André le musicien, d’André le père, d’André le grand-père… Tous
étaient ensemble. Il était capable de faire cela. Il avait des capacités
spéciales dans son cerveau, pas dans son cœur ou dans ses sentiments.
Cela signifie que chacun peut être
« ultime » dans ce qu’il est. Cela est l’infini. Il s’agit d’amener
l’infini en soi. A la fois dans la musique, dans l’étude, dans l’amitié…
L’infini peut être amené partout.
De façon générale, je termine une
oraison funèbre avec certains types de paroles, mais je souhaiterais à présent
finir d’une façon un peu différente de la manière habituelle.
André voulait
« empaqueter » la vie. Que cela veut dire ?
Nous sommes la vie. Par ce
regroupement, je peux dire : « Tu ne m’as pas seulement enseigné,
mais tu continues encore de m’enseigner. Tu n’as pas seulement ouvert un livre
que je pensais connaître déjà, mais tu continues encore de l’ouvrir. ».
Avec André, on peut continuer sans
cesse, à ce que chacun enseigne à l’autre et apprenne de l’autre. Il y a
plusieurs « André », beaucoup plus que ce que l’on croit. Chacun
reçoit quelque chose, une partie de son mérite.
Je souhaite à ses enfants et ses
proches de continuer à recevoir d’André.
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