Monday, August 29, 2016

souvenirs de ma relation avec André Hajdu 02-08-16 partie 2

C’était une relation où je le considérais comme un grand frère, comme un père spirituel, avec tout ce que cela pouvait représenter pour un garçon de dix sept ans qui voulait être artiste.
Il représentait une culture, la culture de l’Europe de l’Est.
Quelqu’un qui naît à Budapest reçoit un autre type de culture que celui qui naît à Oran. Ce n’est pas qu’une est meilleure que l’autre. Mon rêve, depuis l’enfance, a toujours été de partir de chez moi, d’aller à la rencontre d’autres personnes, d’autres cultures. D’aller vers la découverte, l’ailleurs, l’autre.

André était né à Budapest, ville cultivée comme Vienne. C’était une ville antisémite où il fallait cacher ses origines juives. Je viens, d’un autre endroit, où les juifs étaient plus ou moins acceptés. Le contexte était différent. J’avais une aspiration vers quelque chose, un but : être un artiste, vouloir changer, sortir du circuit familial, de tout ce que je n’aimais pas…

André, c’était un réfugié, il avait choisi de ne pas subir la contrainte du communisme, de prendre le risque de s’exiler. Il a réussi à sortir en mil neuf cent cinquante six en sortant de son pays, transporté dans une charrette avec d’autres personnes qui s’enfuyaient, le conducteur était un paysan qui connaissait les endroits où la frontière était ouverte. Il est arrivé à Vienne, où il a été pris en charge par les comités internationaux.
A ce moment – là, il avait eu le choix entre s’exiler vers la France ou vers l’Angleterre. Il désirait aller en Angleterre, car il avait des amis là – bas, déjà. Il s’est présenté devant l’ambassade d’Angleterre. Il y avait une longue file d’attente. Devant l’ambassade de France, la file d’attente était moins importante. André n’avait pas beaucoup de patience, il s’est tenu là où il y avait moins de personnes en attente. C’est l’histoire de son arrivée en France. Le frère de sa mère, Michi, habitait déjà en France, à Paris. C’est chez lui qu’il a passé ses premiers jours parisiens.

 Si il avait eu la patience, il aurait fait la queue devant l’ambassade d’Angleterre, et il aurait rejoint son ami Grunki, qui était déjà à Londres. Je n’aurais pas rencontré André, et les personnes que j’ai connues grâce à lui. Il suffit de peu de choses, dans ce cas – là plus ou moins de patience, pour que le destin définisse la vie future.

Jusqu’à son dernier moment il n’a pas eu de patience. Il aimait que les gens soient exacts pour les rendez – vous, devenait nerveux quand ils avaient du retard. Portant, il avait une patience extraordinaire pour la musique et l’enseignement. Le monde mystérieux, celui de la musique, nous donne le sentiment que le temps n’est pas le même temps, comme celui de la vie quotidienne, où l’on ne veut pas perdre son temps…

Qu’est – ce que perdre son temps ?
Depuis deux ans, il me disait : « le temps ne passe pas ». Je lui demandais : « André, qu’est – ce que c’est, le temps ? Qu’est – ce que tu veux me dire ? Comment voudrais – tu que le temps passe ? Avec ta maladie, il vaut mieux ne pas dire que le temps ne passe pas. Parce que, en français, ‘passer’, c’est ‘trépasser’ ».
Qu’est – ce que le temps ?
On ne sait pas si après ce passage, il y a un autre temps. On ne sait pas. On a des suppositions, on imagine, la mort c’est comme ci, c’est comme ça : des interprétations. Jusqu’à présent, personne n’est revenu pour nous dire ce qu’il y a après la mort. Dans les livres, on a écrit des milliers de pages sur la résurrection. On attend cette résurrection. 

André, après être sorti de Hongrie, avoir transité par Vienne, est arrivé à Paris.
Pendant des années, je me suis questionné, et j’ai questionné André. Réfléchir sur le temps, c’est difficile, et il y a beaucoup de théories. J’aime mieux réfléchir sur la relation et le rythme. J’ai un rythme, chaque individu a son propre rythme. Nous devons nous coordonner, pour qu’il puisse y avoir rencontre.
Est – ce que je suis prêt à accepter le rythme de l’autre ? M’adapter ou imposer mon rythme. La rencontre avec d’autres personnes nous bouleverse, nous émeut, et produit un changement de rythme. L’émotion bouleverse aussi notre rythme intérieur.
L’art de la musique est de permettre de structurer un ordre avec le rythme et la mélodie. En jouant de la musique, nous pouvons contrôler la vitesse : le lent, le vite, et toutes les gradations de ce qui s’appelle « tempo » en musique… La musique permet de calmer l’agitation, la mienne et celle du monde.
Comment trouver le rythme exact pour jouer, pour vivre, dans le monde et avec le monde.

Ces derniers temps, j’ai réfléchi beaucoup sur ces notions. En français, on dit « justice ». On dit aussi « justesse ». C’est le même mot. En hébreu, est – ce que l’on peut comparer ?
« Justice » en hébreu : « Tsedek ». Il y a « justice ». Le jugement permet la « justesse » (« jouer juste », « être juste »). « Jouer juste », c’est « être accordé », en accord avec soi – même et avec la monde.
Pourquoi ces deux noms se rapprochent comme cela ? Pour nous indiquer, peut – être, grâce à la musique, la voie et la recherche de l’amélioration de nous – même, essayer de devenir un homme meilleur, de la même manière qu’un musicien qui joue juste.

Devenir meilleur, c’est essayer de devenir un « juste », comme on dit en hébreu, un « Tsadik ». Avec la musique, j’ai appris la justesse.

Être « bien accordé ».
Le mal, c’est être désaccordé avec soi – même et le monde.
L’accord, c’est faire attention à avoir de bonnes relations. Être « en accord », non seulement avec soi – même, mais avec l’autre.

L’avant – dernier Chabbath avant la mort d’André, je l’ai accompagné dans un village où il y avait la Communion solennelle d’un de ses petit – fils. J’étais à côté de lui à la synagogue. Sur la table, il y avait un livre où j’ai trouvé cette phrase du Rav Menahem Mendel de Kotsk :

« Si moi, c’est moi parce que toi, c’est toi, et que toi c’est toi car moi, c’est moi, alors moi, ce n’est pas moi, et toi, ce n’est pas toi. Mais, si moi, c’est moi car moi c’est moi, et que toi c’est toi, alors moi, c’est moi, et toi, c’est toi.  ».

Si je dois être en accord avec l’autre, je dois concilier ce « moi », « toi », qui est « moi », qui est « toi »…

Cette recherche de justesse, c’est aussi la recherche de justice.

Un méchant homme, à l’inverse, brouille l’ordre des choses. Par exemple, embrouiller, rendre confus l’autre, pour avoir raison… Il ne cherche pas cet état de justesse et de justice.

Qu’est – ce que c’est la justice ? Est – ce rendre à l’autre ce dont il a été privé ou spolié. Nous ne pouvons exiger de notre père qu’il soit ce qu’il n’est pas. Je demandais à André ce qu’il ne pouvait pas me donner.
J’ai compris longtemps après qu’il voulait établir une relation amicale vraie, ne pas être pris pour un autre père.
Il désirait une relation amicale pour donner ce qu’il y avait de vrai en lui.
André avait dix ans de plus que moi, il ne voulait pas rentrer dans d’autres rôles.

J’apparais dans sa vie, grâce à la musique, dans mon état d’esprit à l’époque, j’en faisais une idole.

Pour éviter les relations fausses, il y a un énorme travail à faire. Un travail de nettoyage continuel, pour que la relation dure et s’améliore, et ne meure pas.

En deux mil dix sept, notre amitié aura eu soixante ans. J’ai eu des conflits avec lui, proches de la rupture. Lors des derniers conflits qui furent graves, il me disait « Roger, on ne peut cesser une amitié, on se connaît depuis plus de soixante ans ».

André avait un côté qu’il fallait que j’apprenne à connaître. Il venait du pays que l’on appelle « Middle Europa », c'est-à-dire « l’Europe Centrale ». L’Europe Centrale n’est pas l’Europe occidentale, et n’est pas non plus l’Algérie…

Il fallait que je m’habitue… Ce qui est étrange, quand je pense au fil de notre relation, c’est encore de comprendre que était l’attachement qui nous liait.
Je savais qu’il était très occupé, il se disait hyperactif. Je ne voulais pas le déranger. Je le laissais libre pour me téléphoner, pour fixer nos rencontres. Depuis mon arrivée en Israël, il avait pris l’habitude de me téléphoner régulièrement, deux fois par semaine, me disait « Roger, on se voit, on va dans un café ».
Quand il donnait un concert, une conférence, ou un évènement intéressant, il me téléphonait en me demandant si je voulais y assister.

Le lien qui avait commencé avec la musique, qui reste pour moi le plus important, et le lien avec sa vie privée. Je le connaissais célibataire, il s’était marié en Israël, j’ai du m’habituer à changer ma vision de lui après son mariage avec Ruth.
 Le vécu en France ensemble.

En mil neuf cent cinquante huit, il a vu mon désarroi, il a vu comment je vivais, il a vu mes difficultés, il m’a dit : « Roger, peut – être, ce serait bien que tu rentres en Algérie, que tu finisses tes études, et qu’après, tu reviennes ».

Pendant l’année où je résidais en Algérie, André m’a écrit des lettres, j’ai gardé sa correspondance, que je mettrai en ligne. Je suis revenu à Oran, suivant ses conseils, je me suis inscrit dans une école privée, le Cours Descartes.

Pendant les grandes vacances, il devait travailler comme moniteur musical dans une colonie pour les jeunes à Anglet. Il m’a invité, on s’est retrouvés à Biarritz, et je suis resté avec lui pendant trois mois.
J’avais commencé à jouer de la guitare, et il me donna l’occasion de faire ma première apparition musicale en public, le public de jeunes gens et de jeunes filles, tous venus de différents pays dans ce camp. Je garde très vive les souvenirs de ces deux grands étés passés avec André.

Le camp était dirigé par Tante Ida, rescapée des camps, et une petite équipe qui travaillait avec elle.
C’étaient des gens extraordinaires, des gens qui avaient vécu la Shoah, qui avaient vécu l’horreur. C’était un monde que je ne connaissais pas. Tante Ida avait sauvé des enfants, et ainsi, elle avait rencontré la mère de Femia. Femia était une jeune fille hollandaise qui était venue dans ce camp grâce au lien que ces deux femmes entretenaient dans leur action commune pour sauver les enfants juifs. Ce n’était pas un camp de vacances uniquement pour les juifs, il y avait toutes les nationalités…
Mes talents de masseur se sont révélés dans ce camp. J’ai massé et résorbé le torticolis de certains jeunes africains qui n’étaient pas habitués aux températures de la Côte Basque.

André voyageait à Amsterdam plusieurs fois pour la rencontrer. Je l’ai accompagné une fois en conduisant la « Deux Chevaux » que mes parents nous avaient laissée à Paris.

André avait voulu se marier avec F. Elle n’a pas voulu se marier avec lui, pour plusieurs raisons, dont une est qu’elle ne voulait pas d’enfants. Je l’ai senti devenir triste de ce refus qui a peut – être modifié ses projets.

Il était au Conservatoire, étudiait sous la direction d’Olivier Messiaen et Darius Milhaud. Chercheur au CNRS (Centre National de Recherche Scientifique) section ethnomusicologie, proche de la titularisation qui lui aurait permis de vivre dignement, il a préféré accepter le poste de professeur de musique eu Conservatoire Municipal de Tunis. Grand spécialiste de la musique Tzigane, il a publié sur la vie musicale et a composé une « cantate Tzigane », qui a gagné un prix et a été joué en Hongrie.

Cette décision, venue d’une déception, s’est transformée grâce à la rencontre de Dadou, David Nahmias et de sa famille.

André, il y a six mois environ, m’a dit : « j’ai rencontré dans ma vie un génie et un Juste ». Miki Erdely était un génie et Dadou Nahmias un Juste. 
A l’époque, André n’avait pas beaucoup de connaissance du judaïsme. Il avait peur de dire qu’il était juif, car en Hongrie, on ne le dit pas. Il s’était ouvert au judaïsme en vivant dans cette maison, où il y avait beaucoup d’étudiants religieux. Il a commencé à s’y intéresser grâce à un compagnon de chambre, Burton Krancer, qui était étudiant cinéaste. Burt vit actuellement à New – York. André a commencé avec lui à apprendre et à travailler sur des textes de la Guemara (Talmud). Il est entré dans le judaïsme par l’étude. Pas directement par la prière et l’observance. Après quelque temps, il me dit : « viens avec moi, on va dans un cours de Guemara », rue des Martyrs, à Paris, avec le Rav Westein. André a continué à suivre les cours de ce Rav. Après un peu plus de trois cours environ, j’ai arrêté, à cause de la langue, et parce que je sentais que c’était un monde complètement loin de moi. Dadou était venu aussi assister à ces cours, il a arrêté après un cours.

A son retour deTunisie, où il avait passé un an comme professeur de musique, il est revenu en ayant senti et compris les différences du judaïsme nord – africain Séfarade. La différence d’approche du judaïsme vécu d’une manière plus existentielle, qu’il avait approché grâce à Dadou N., la famille et les amis de Dadou.

Dadou N. restait son ami et est devenu le mien.
Sa première approche du judaïsme a été plus proche de sa nature intellectuelle, il avait trouvé un judaïsme d’étude qui peu à peu, l’amena à une pratique. 

André a repris ses activités à Paris après Tunis. Il avait trouvé un appartement rue Poissonnière grâce à Sam Godferstein et à son père. Après avoir refait son appartement, Akos et moi, pour lui permettre d’y habiter convenablement, dans cet appartement, il n’y avait pas de salle de bain, et l’état général du lieu était assez délabré.

Il y avait un studio au septième étage. Dans le même escalier où se trouvait l’appartement d’André, je me suis installé dans ce studio avec Lenke S. qui venait d’arriver à Paris après avoir reçu son passeport hongrois pour pouvoir sortir de Hongrie. Nous avons cohabité pendant quelque temps jusqu’à ce qu’il reçoive la bourse d’Israël Adler pour pouvoir venir faire des recherches ethnomusicologiques en Israël.

C’est qu’à cette époque que je lui ai demandé d’écrire pour la guitare. Cette période a vu naître le livre « Micro cosmos pour guitare ». J’ai beaucoup enseigné ce livre rempli de perles musicales. J’espère et voudrais pouvoir enregistrer bientôt ce livre. J’en ai eu l’idée quelques mois avant le départ d’André pour qu’il ait ce cadeau, mais… le temps va vite, la maladie aussi. Je n’ai pas pu lui faire ce cadeau quand il était encore présent, je continue à y penser et à vouloir le réaliser.

Dans ma tête résonne souvent la fable « Perrette et le pot au lait ».
Prévoir et imaginer, et s’apercevoir que la prévision n’aboutit pas à la réalité de ce que l’on avait imaginé.

Il faut improviser ou essayer d’arrêter ce besoin de prévoir.


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