souvenirs de ma relation avec André Hajdu 08-08-16
André arrivant au concert à "Beth Avishaï". A droite de la photo : son fils aîné Yaïr Hajdu.
Aujourd’hui, on est le lundi huit.
Aujourd’hui, on est le lundi huit.
Une semaine a passé après qu’André soit passé, a commencé
son voyage le lundi matin premier août et a été enterré le soir au cimetière du
Mont des Oliviers.
Hier soir, dimanche, la famille a levé la période de deuil.
Ils étaient assis, endeuillés dans la maison de Givat Mordehaï, rue Aviad.
Arrivé dans la maison d’André et de Ruth, il y avait
plusieurs personnes qui entouraient Ruth.
Des amis de France étaient venus. Sam G., un ami qu’André
avait connu à l’époque de son séjour à « Guy Patin », venait de
Strasbourg. GG est venu de Paris.
André avait connu aussi le père de Sam G., un savant
talmudique assez spécial. André avait été impressionné par les connaissances du
père de Sam et avait étudié avec lui.
Le père de Sam G. habitait une petite maison au bord de la
Marne, un endroit très sympathique, une vieille petite maison qui existe
toujours, je pense que les enfants ne l’ont pas vendue. Il y avait une grange
en bois, dans un jardin. Cette grange, quand Miki Erdely est arrivé à Paris, y
a habité et y a organisé des soirées un peu extraordinaires avec Dadou, et les
amis tunisiens et non tunisiens qu’André déjà connaissait.
André avait enseigné un an à Tunis. Il y avait rencontré
Dadou, qui est décédé il y a deux ans. J’aimais énormément Dadou. Depuis mon
exil en Israël, à chacun de mes voyages, jusqu’à sa mort, j’allais le voir.
C’était presque le seul but de mon voyage en France.
Je reprendrai peut – être plus tard le fil de la relation de
Sam G. et de son père avec André.
Dans le fil de ma relation avec André, comment les fils se
tissent, entre la Hongrie, les pays lointains, les rescapés de la Shoah,
l’étude, la manière dont M. G. avait de présenter les textes talmudiques… Maintenant
me vient à l’esprit comment cette personne fantastique, ami de Levinas, avait
pu fasciner André.
Je reviens à ce lundi premier août. Quand je suis arrivé
dans la maison d’André, il y avait Sam G., que je n’avais pas vu depuis
longtemps, il y avait G.G., avec qui dernièrement j’avais une histoire pas très
agréable.
Il m’a dit bonjour, je n’ai pas voulu lui répondre, j’étais
en colère. Pendant qu’on lisait les Tehilim (Psaumes), il est venu me parler,
je lui ai dit que je n’avais pas envie de parler… Donc un rapport pas très
agréable… Sa personnalité, ses rapports avec Israël, sa manière de réagir et de
critiquer tout ce que j’ai fait pour Hedi après son voyage. G.G. aurait voulu
que les œuvres d’Hedi restent en Israël.
Il n’y avait personne pour accueillir les œuvres, je ne voulais
pas avoir la responsabilité de les garder au studio. Après avoir travaillé
quatre ans, fait le catalogue, le répertoire, on était d’accord avec André que le
désir non formulé, soit que ses œuvres fussent envoyées en Hongrie, le pays de
sa naissance où elle était connue. André a trouvé le musée de Chékesfevar. Hedi
était connue par la directrice actuelle. Cette dame admirable a accepté toutes
les œuvres d’Hedi en ma possession. Elles sont protégées, gardées, soignées,
exposées.
En Israël, nous avions trouvé un musée à Ashdod. Les œuvres d’Hedi
ont disparu, on ne sait pas où elles ont disparu, dans quelle poche elles sont
allées, mais elles ne figurent pas dans le musée. J’ai fait vérifier par des
élèves d’Hedi qui sont allés pour voir des tableaux d’Hedi.
G.G. est bloqué sur une idée, comme tous ces sionistes qui
habitent à l’étranger, d’être plus sioniste que les sionistes qui habitent ici,
de revendiquer, de revendiquer, sans avoir vécu la véritable épreuve du temps
en Israël. Il est resté dans sa tête comme un touriste.
Le coup de téléphone avec lui s’est mal terminé, car il
voulait que je trouve des œuvres d’Hedi et quelques tableaux personnels pour
les exposer dans un colloque qu’il était en train d’organiser. Il avait aussi
invité Ora Rotem à jouer du piano. Je n’ai pas voulu y participer. Il a essayé
d’argumenter en me disant « je fais cela pour que tu sois connu ». Je
lui ai répondu « je cherche à être inconnu ».
Il s’agit de deux mondes différents.
Ora m’a raconté comment elle avait dû attendre trois heures
avant de jouer.
Avec ce G.G., j’ai aussi une relation problématique qui
relève de choses qui se sont passées dans ma vie quand je suis parti en Hongrie
et que j’y ai rencontré Miki, Hedi, des amis d’Hedi, en particulier la jeune
fille hongroise qui est devenue la femme de G.G.
Cela fait partie des choses que je raconte également dans la
chronologie.
Je vais donc essayer ici de rester « cadré » dans
mes relations avec André.
J’aurais rêvé que les hôpitaux, dans le pays où je vis
maintenant, aménagent des espaces où les familles peuvent rester ensemble
décemment, dans un lieu convenable, pour partager les instants où le corps est
là encore.
La cérémonie au cimetière a passé.
Après cette semaine, quand on voit quelqu’un que l’on a
connu, que l’on a fréquenté, qui est là, sous la terre, avec des pierres, que
l’on nous demande de poser pour délimiter l’espace où il va reposer, avant de
poser la pierre tombale après le mois d’attente.
Un rectangle vierge, que nous devons combler avec la terre
et des pierres…
Un monde qui est là et qui n’est pas là. On sait qu’il est
là, on sait ce qui se passe, on est au Mont des Oliviers, il y a donc toute la
symbolique du lieu.
J’ai entendu une fois raconter par mon rabbin David
Yehoudayoff qu’en Israël, les plis de la terre s’élargissaient au fur et à
mesure de leur occupation par les personnes qui voulaient y résider.
C’est ainsi que sur le Mont des Oliviers, ils ont réussi à
faire augmenter la surface des terrains pour y recevoir des nouvelles personnes
voulant habiter là, et qui veulent effectuer leur passage à cet endroit plutôt
qu’être ailleurs. C’est un étonnement que l’on ait pu trouver une place pour
André au Mont des Oliviers. Tout cela s’est passé tellement vite. A l’hôpital, la
bureaucratie a commencé à faire les papiers pour sortir le corps. Il a fallu
que les enfants, dans les allées de l’hôpital, téléphonent pour chercher une
place dans un cimetière. J’ai téléphoné à Daniel Epstein pour lui demander s’il
pouvait aider. Quelques temps après, il m’a téléphoné pour me dire qu’il n’y
avait plus de place au cimetière de Givat Shaul. C’était le désir de Ruth de le
faire habiter là. Mais les enfants avaient déjà trouvé une place au Mont des
Oliviers.
Je pense qu’André et Ruth ne voulaient pas prévoir cela.
Après le décès de ma sœur, j’ai pensé à cela pour moi. Penser
à préparer la place où l’on veut être si l’on choisit d’être enterré.
C’est très difficile de penser, de prévoir, le lieu où l’on
va mourir.
Même en France, où l’on dit que c’est soi – disant mieux
organisé, le commerce, le capitalisme a capitalisé la mort, il faut payer. Sous
le coup du choc et de la douleur, les gens n’ont plus d’intelligence pour les
calculs. L’émotion a bloqué le jugement.
Il y a des trafics financiers immenses sous cette espèce de
respect que l’on doit au mort. C’est un peu dégoûtant. Ce n’est pas une
question de pays. L’angoisse provoque la réflexion des gens devant la
mort : est – ce qu’il faut avoir peur, préparer, s’il ne faut pas
préparer, s’il faut prévoir…
Est – ce qu’il voulait que je fasse tout ce que je peux pour
l’aider, pour rester dans le contexte. C’est-à-dire le moment de ma demande et
sa réponse. Ces paroles, cette phrase, accentuée, qu’il n’a pas pu parler
quelques heures plus tard.
Dois – je comprendre que vivre, pour moi, c’est faire « tout
ce que je peux ». Donner le maximum de mes possibilités, et pousser leurs
limites.
J’ai essayé de m’empêcher de parler aux gens et je n’en
avais pas envie pour ce que ce que je dirais ne fasse pas de fausses
interprétations. C’est la réalité que j’ai vécue, peut – être d’autres ont vécu
d’autres réalités que ce que j’ai vécu. Quand quelqu’un fait un geste avec ses
mains, certains l’interprètent dans un sens, d’autres dans d’autres sens…
L’interprétation est pour moi une chose mystérieuse,
diverse, qui ne sert pas la vérité. Cela aide à éclaircir, mais nous entrons
toujours dans des catégories et des jugements, psychologiques, philosophiques,
métaphysiques…
Avec « Microcosmos pour la Guitare », je
l’accompagne dans son voyage. Je continue à intégrer sa musique, la mémoriser,
la jouer sans voir les notes… Entrer dans son monde à partir de son livre
« Microcosmos pour Guitare » qu’il a écrit rue Poissonnière, à Paris,
quand on habitait aux vingt-six. André habitait un appartement, et moi un
studio. Il avait reçu ce lieu grâce à une connaissance du père de Sam G. Akos
Sabo, un peintre hongrois nouvellement arrivé à Paris, et moi, avions restauré
cet endroit, où il n’y avait ni électricité, ni salle de bain. J’avais choisi
d’habiter une petite chambre dans les combles avec Lenke S., artiste hongroise
aussi, qui venait d’arriver à Paris, amie d’Hedi. La maison avait plusieurs
escaliers. L’escalier qui menait à la chambre des combles était le même
escalier où se trouvait l’appartement d’André. Après ma séparation avec Lenke
et le départ d’André en Israël, je continuai à habiter la même maison, mais
dans un autre escalier où j’avais trouvé une chambre avec cuisine au deuxième
étage.
Je me souviens y avoir hébergé un musicien indien arrivé à
Paris avec son instrument « surbahar », une sorte de sitar basse.
J’ai hésité longtemps après être rentré de l’hôpital le
lundi deux août, jusqu’à dix-sept heures trente, à prendre la décision pour
aller dans la place où se passent les oraisons funèbres. J’ai décidé d’y aller
et de continuer ensuite vers le cimetière.
J’ai dû beaucoup me raisonner pour prendre cette décision,
que je ne regrette pas.
La résistance qui s’est manifestée et m’incitait à rester à
la maison a été vaincue en me disant qu’il fallait encore accompagner André.
Je ne me sentais pas bien, je n’avais pas envie de parler et
de voir les personnes nombreuses qui allaient venir pour écouter les oraisons et
accompagner André vers le Mont des Oliviers.
En effet, il y eut beaucoup de monde aux oraisons funèbres
et un peu moins à l’enterrement.
Les sept jours de deuil ont commencé, une nouvelle
résistance personnelle s’est manifestée, que j’ai quand même brisée.
J’ai pris l’autobus numéro cinq pour aller à Givat Mordehaï,
en fin d’après – midi.
Arrivé devant la petite maison d’André, j’ai trouvé dans le
jardin public qui se trouve devant la maison, une tente dressées pour recevoir
les personnes qui viendraient faire leurs condoléances. Ruth était assise au
milieu d’amis. Je me suis approchée d’elle et je l’ai embrassée.
Les gens parlaient d’André, racontaient leurs liens avec
lui. Ruth aussi racontait. J’écoutais. J’étais là et je n’étais pas là.
Les premiers jours des sept jours de deuil, la famille était
regroupée sous cette grande tente, je voyais les enfants et Ruth ensemble, il y
avait un espace commun. Peu à peu, chacun des enfants, ainsi que Ruth, avait créé
son propre lieu.
Il y avait « l’espace Ruth » dans la cuisine, « l’espace
Yaïr » dans le salon où il y a le piano à queue, les autres espaces pour
Ezra, Gabriel, David, Daniel et Shouky, qui étaient répartis dans le petit
jardin à l’entrée de la maison.
Au début, toute l’émotion était là. Les jours passant, les
habitudes se prenant, l’émotion était toujours là, mais plus diffuse. A chacune
de mes visites, après avoir visité chacun des groupes, et embrassé un par un
les enfants d’André, je regardais et j’écoutais, me sentant ailleurs.
Les gens racontaient leurs souvenirs personnels ou publics
avec André. Ruth répondait et alimentait leurs conversations avec ses propres
souvenirs. J’étais submergé par tant d’informations, que je n’avais pas le
temps de mémoriser et qui seront perdues, peut – être.
On y retraçait tous les traits, les lignes des souvenirs, on
écrivait en paroles les relations entretenues avec André : musicales,
amicales, ses compagnons d’étude, ses élèves, ses voisins, ses collègues…
J’étais ému de voir les enfants et en les embrassant et en
les touchant, je voulais leur faire sentir mon affection. A chaque fois qu’ils
me voyaient, ils me remerciaient. Je n’aime pas les remerciements. Les
compliments me rendent mal à l’aise. Ils brisent la vie des gestes que l’on
avait faits, des gestes d’offrande. Ils les rendent durs, fixes et morts. Cela
entre dans un cycle où l’on ne peut plus rattraper les mots.
Gabriel me fit la réflexion, après que je l’eus embrassé et
touché les épaules : « tu continues cette relation avec moi, ce geste
de toucher l’autre, comme tu as fait avec son père ».
Toucher, être touché, ce verbe qui est employé au sens
propre et au sens figuré. André ne parlant presque plus, je rétablissais la
relation par ce toucher. Ce toucher réel.
J’ai tenu à ce que mon amitié avec André soit toujours gratuite.
Je n’espérais rien de ce que je voulais lui communiquer comme énergie.
Lui communiquer de l’énergie, l’aider, le soulager, faire
bouger son corps, lui faire sentir son corps, tout en respecter son silence.
J’ai essayé plusieurs manières de le ramener à la conscience
de sa propre musique. Il avait demandé à Ora Rotem après qu’elle eût joué quelques-unes
de ses compositions au piano : « de qui est-ce ? ». Plusieurs
personnes m’avaient fait remarquer qu’il ne se rappelait pas que c’était lui
qui avait écrit ces pièces.
Dans cette manière de communiquer par le toucher, j’avais
senti que même s’il ne pouvait pas parler, il avait toute sa conscience et sa
présence.
J’avais essayé de lui faire écouter ses propres compositions
quand j’étais avec lui. A une écoute de l’une de ses pièces, il avait dit qu’il
n’était pas fier de l’avoir écrite.
Après qu’il m’ait demandé de ne pas lui faire entendre de
musique, je lui posai la question : « ta musique ou n’importe quelle
musique ? ». Il m’a répondu : « pas de musique ».
J’ai l’impression que ma recherche dans mes souvenirs est
autant une recherche archéologique qu’une mise en forme littéraire, une
traduction d’affects à partir des mots entendus et restés gravés. Une fouille
qui commence par la couche actuelle et arrivera peu à peu aux couches les plus
anciennes.
L’abondance des traitements chimiques qu’André avait reçus
pour lutter contre sa maladie, lui faisaient perdre, ce que je pensais, sa
mémoire.
A certains moments, il ne savait plus où il était. Quand il
changeait de lieu, il perdait ses repères.
Le deuxième Chabbath avant son départ, le Chabbath de la Bar
– Mitzvah de son petit – fils, fils d’Ezra, Ruth m’avait demandé de les accompagner.
André était très faible. Nous avons dû le convaincre, malgré lui, pour qu’il fasse
le voyage. Nous devions passer deux jours. Dans la voiture, il voulait revenir
à Jérusalem et nous continuions à le convaincre de continuer le voyage pour qu’il
ait la joie d’assister à cet évènement. Durant ce séjour, je restais longtemps
avec lui dans la chambre. Je voyais qu’il souffrait d’avoir perdu ses repères
habituels. Je l’incitai à se lever du lit et à s’habiller pour assister aux
cérémonies et au repas. Je voulais ainsi, en restant pratiquement tout le temps
avec lui, que Ruth puisse profiter de sa famille et des amis.
Il désirait toujours revenir à Jérusalem, on lui opposait :
« mais c’est Chabbath ».
Il donnait l’impression d’avoir perdu la notion de lieu et
de temps.
Quel grand mystère, ce temps, celui devant lequel je me
trouvais, cet ami qui lui – même se trouvait dans une situation de départ. Ce voyage
duquel on ne sait pas si nous revenons.
Ulysse veut partir mais il sait qu’il reviendra.
Il y a des voyages sur lesquels nous ne pouvons rien
prévoir.
Quand je suis arrivé à l’hôpital, ce lundi, allongé sur son
lit, les infirmières l’avaient entièrement recouvert. Ce choc imprévu m’avait
fait chercher la solitude dans le couloir. Un moment après, je suis revenu m’asseoir
à côté d’André.
L’infirmière en chef est venue dire qu’il fallait transporter
André dans un autre endroit parce que l’hôpital était fermé aux personnes qui
portent le nom de Cohen, à cause de l’interdiction à ceux – ci de côtoyer la
mort. J’ai senti Ruth se troubler par cette intervention.
Plus tard, cette infirmière est revenue pour dire qu’ils
allaient enlever le corps. Deux infirmières sont venues le préparer, le laver. Je
suis devenu un peu fou à ce moment – là. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai
entouré sa tête de mes mains, je l’ai embrassé en lui disant : « bon
voyage ». Je pleurais.
Je lui ai dit d’une voix forte, presque en criant, comme un
cri d’oiseau blessé : « bon voyage ».
Dans ma tête, je ne pense pas la mort, comme une fin. Je
sens plutôt la métamorphose, la transformation.
André continue à vivre dans la pensée des gens qui l’ont
connu, des musiciens qui vont continuer ses idées musicales, ses compagnons d’étude
qui développeront ses idées métaphysiques et philosophiques.
André a alimenté et enrichi par sa parole, sa musique, son
comportement, beaucoup de personnes.
A l’heure actuelle, il paraît que « Facebook », regorge
de commentaires.
Je suis allé vers elle pour lui dire : « surtout,
attends que les enfants soient là, car il ne faut pas qu’ils le voient là où
ils vont l’emmener. J’avais l’intuition que cela allait se passer comme cela
s’était passé avec Hedi Tarjan à l’hôpital « Ein Kerem ».
La réalité s’est reproduite. Après que tous les enfants soient
arrivés et aient vu le corps de leur père, les infirmiers sont venus prendre le
lit où était allongé André. Les gens présents l’ont accompagné jusqu’à l’ascenseur.
Ezra et moi sommes entrés dans l’ascenseur.
Nous l’avons accompagné, la scène où j’avais accompagné Hedi
avec Israël Hadany à l’hôpital « Ein Kerem » est remontée.
La descente d’ascenseur, l’ouverture d’une porte, un endroit
qui ressemblait plus à un cagibi, où les corps sont mis là en attente. La sécurité
obligeant à fermer à clef donne l’impression d’une mise en prison. A l’hôpital « Ein
Kerem », le cagibi avait la ventilation. Celui d’André n’en avait pas.
Cet endroit à l’hôpital est le passage où les corps sont
entreposés pour attendre les pompes funèbres qui prendront le relais pour l’amener
à la salle des oraisons funèbres, puis au cimetière.
Je repense à ce lundi premier août. Je me revois, avec Ezra,
tenant d’une main le lit où André était étendu, pour être descendu dans cette
« chambre ». Comment se peut – il que dans un hôpital, il n’y ait pas
le respect minimal pour un corps inanimé d’une manière définitive. Est – ce le
fait que le corps ne bouge plus, qu’on le considère comme une chose, qui fasse que
l’on ne lui témoigne plus les mêmes égards. Qu’on le mette dans une chambre, un
débarras, un cagibi. Dans celui – ci, il y avait aussi un autre corps. Ezra et
moi avons vu cet endroit où l’on le mettait.
Ayant été prévenu par l’expérience que j’avais vécue en
accompagnant Hedi, j’ai dit à Ruth de faire attendre et de ne pas laisser le
lit d’André sortir de la chambre tant que les enfants ne seront pas encore
arrivés.
Je suis resté à côté de lui. Je l’ai accompagné jusqu’à
cette salle d’attente, ce cagibi. Nous nous sommes retrouvés à l’entrée
principale de l’hôpital. Je suis parti. J’ai vaguement dit « au
revoir ». Je voulais simplement être seul.
Rentré dans l’appartement en autobus, désorienté, une pensée
m’obsédait, celle de savoir si j’aurais la force d’aller à six heures, aux
oraisons funèbres. J’ai senti que la seule chose que je pouvais faire était de
prendre ma guitare et jouer sa musique.
J’ai joué les morceaux de « Micro Cosmos » de
trois heures jusqu’à cinq heures et demie. Yaniv S. m’a téléphoné, me demandant
si je vais aux oraisons funèbres, je lui ai répondu que je ne savais pas, que
je verrai à la dernière minute.
Cette guerre entre les « oui » et les
« non », je l’ai arrêtée en me disant « je l’accompagne jusqu’au
bout », jusqu’à la gare, jusqu’à ce qu’il soit dans le train.
Pourquoi suis – je résistant à toutes ces cérémonies
publiques, est – ce la peur du spectacle.
Y a – t – il des spectacles qui font vivre, qui veulent
faire revivre quelqu’un qui s’en va.
Est – ce que l’ambigüité du spectacle nous rend double,
maladroits ?
Dans ces oraisons funèbres pour André, il y eut des discours
maladroits. Quand le discours devient spectacle. Un orateur, celui qui parle de
l’autre, doit trouver les mots vivants, les pensées vivantes. Le discours qui
dit « il est là, il a fait ceci, il a fait cela, il était comme ceci, il
était comme cela… », nous rend secs.
Daniel Epstein a su trouver ce discours qui permet de
continuer à penser à André de manière vivante.
Comment trouver la relation juste quand on doit présenter,
se présenter, présenter quelqu’un, présenter quelqu’un qui n’est pas là. C’est
le travail de l’image. Avec Daniel, j’aime son discours imagé.
Qu’est – ce qu’une image représente ? Qu’est – ce
qu’elle veut représenter ?
Regarder une image, c’est apercevoir l’immensité des choses,
c’est apprendre, comprendre, à chaque fois différemment, pour ne pas rester
dans des mots vides, dans des images vides, ne pas faire d’idolâtrie.
Faire de l’idolâtrie, c’est faire mourir quelque chose qui
doit être en vie. C’est le problème de l’art ou de la statue. Adorer des
statues, c’est regarder, apprendre et comprendre la fixité. Une chose, une
personne qui était vivante, et que nous nous représentons, en la fixant sur un
support. Nous représenter l’absence, et éviter l’oubli.
Une statue brille de toutes ses facettes, de toutes les
images et mots qu’elle provoque en nous.
Un travail de discernement nous aide à ne pas tomber dans
cette idolâtrie.
La meilleure manière de rendre hommage à André est de ne pas
de parler. Ecrire, raconter mes souvenirs, c’est une mise en forme, jouer sa
musique aussi.
Il y a une puissance dans sa musique… Une puissance, non pas
de la force, mais une intelligence des concepts du temps.
Malgré qu’il ait dit « le temps ne passe pas », de
quel temps parlait – il ? Il était et voulait être dans le monde musical,
où le temps passe d’une autre manière, sans ennui. Il transposait ce temps dans
sa manière d’étudier, dans sa manière de vivre. Il aurait voulu transposer la
vie dans cette musicalité. Comme beaucoup d’artistes, il se trouvait dans l’incompréhension
de la vie quotidienne.
Le langage quotidien nous rappelle cette incompréhension
dans cette phrase souvent entendue : « tu es un artiste, tu n’es pas
de ce monde ». Au contraire, peut – être l’artiste est – il plus de ce
monde, qui est plus réel que le monde que nous pensons.
Qu’est – ce que le spectacle ?
La présentation, se présenter, et se représenter sur scène.
Mes problèmes avec le spectacle ont créé en moi une
résistance à assister et à écouter tout ce que se disait sur André après
son départ, tout en respectant la bonne intention et la nécessité de parler, de
raconter, de faire le récit des rencontres avec André. Ce n’est pas seulement à
cause de la mort.
Je respecte tous les rituels, « Bar – Mitzvah »,
mariages, mais le malaise m’arrive quand ils se transforment en spectacle trop
sociaux. Comment garder la spontanéité du spectacle pour rester vrai et garder la
vérité et la vie, qui est imprévisible. Se garder des habitudes devenues mortes
pour que la tradition reste vivante. Dire un texte lu ou appris par cœur, comme
si c’était la première fois, avec étonnement et questionnement.
Dans ma recherche de joindre l’éthique et l’esthétique, je
dois faire attention, en tant qu’homme et artiste. Chercher à m’améliorer dans
ces deux dimensions, tout en gardant la juste proportion.
Apprendre la musique qu’André a écrite, le livre de pièces
pour guitare « Microcosmos », voulant en faire un disque et une
méthode tutorial pour la diffuser sur Internet, je dois chercher une
interprétation vraie sans tomber dans la mélancolie ou la nostalgie, et
considérer son texte comme un message et un témoignage. C’est ainsi aussi que
je témoigne de ma relation avec lui.
Le début de notre relation, et son départ vers ailleurs, reste
toujours sous le signe de la musique. Nous avions eu beaucoup de conversations.
Il y avait une parole. Tout le temps passé avec lui, je l’ai beaucoup écouté,
essayé de comprendre, et de suivre son évolution. Il m’a fait découvrir
beaucoup d’écrivains, comme Robert Musil, beaucoup de compositeurs.
Grâce à lui, j’ai approfondi Domenico Scarlatti, Leos
Yanacek, Berlioz, compris comment leur musique était extrêmement vivante. Les
derniers mois, André en parlait beaucoup, je les ai beaucoup écoutés, et ils m’ont
accompagné, et m’accompagnent encore.
J’allais chez André tous les jours en autobus, en écoutant
ces compositeurs, et dans les soins que je lui donnais, leur musique
accompagnait mes gestes.
Ce sont des formes de transmission culturelle. Ils me
faisaient signe de faire attention à eux pour me faire sentir la profondeur des
legs qui nous apprennent à traduire la vie des sons, des instruments, des
mouvements, des histoires…
Hedi Tarjan, l’amie de l’enfance hongroise, peintre, a été influencée
par l’un des opéras de Yanacek, « la Petite Renarde », qui l’ont
inspirée. Elle en a fait beaucoup de dessins.
Je pense qu’André a apporté une conception, non seulement à
moi, mais au pays entier, par son enseignement musical. L’idée de rendre la
musique vivante, cherchant, malgré le conformisme des institutions. Il était
attentif à ne jamais ennuyer les personnes qui venaient l’entendre.
Le conformisme se trouve aussi dans les oraisons (funèbres).
Les gens parlent avec des phrases toutes faites, sans la vibration de l’instant,
récitent leurs leçons selon leur obédience. Ni critique, ni révolte, mais un
malaise. La mort fait peur, et fait qu’on veuille mettre rapidement celui qui
part dans un « ailleurs ».
Une histoire m’arriva quand je jouais de la guitare. Je suis
attentif à tous les bruits qu’il y a dans l’appartement quand je m’apprête à
jouer. J’étais en train de jouer. J’entends un bruit insolite. Je me lève, je
pose la guitare, j’essaye de trouver l’endroit d’où était venu le bruit. Un
cadre, le portrait d’Anatoly était tombé du mur où je l’avais accroché. Anatoly
Basin est un peintre avec qui j’ai beaucoup travaillé avec Hedi Tarjan. Je me
suis dit : « Ce n’est pas possible, les tableaux ne tombent pas comme
cela ». J’ai eu peur, je me suis dit que peut – être, il est mort. J’avais
d’ailleurs essayé de lui téléphoner toute la semaine pour lui annoncer, mais il
ne répondait pas. Je lui ai téléphoné, il devait être quatre heures. Il m’a
répondu. J’ai trouvé la chute du tableau bizarre.
Parfois, nous associons les évènements, cela devient des
signes, des significations, non pas de la magie. C’est de l’interprétation.
J’étais sous le choc. Anatoly est assez âgé, heureusement il n’est plus malade.
Son portrait tombe. Ces signes, il faut savoir les interpréter et les prendre
en considération.
Cela m’a permis de lui parler, de lui annoncer la mort
d’André… Il m’a parlé de sa femme qui est morte, et aussi enterrée au Mont des
Oliviers. Il était aussi monté pour visiter sa tombe.
Ces signes, ces toiles d’araignée…
On ne peut pas penser connaître quelqu’un parce qu’on a eu
quelques « fils » avec lui, quelques relations. Le nombre de
relations qu’André avait, que je vois comme des « fils » qu’il avait
« tissé ». J’ai « tissé des nouveaux fils » à partir de ma
rencontre avec André, à partir de l’importance de ma rencontre avec André. J’évalue
et « tisse une toile » où les « fils » qu’André m’a aidé à
construire représentent quatre-vingt-dix pour cent.
J’ai retracé tout cela. Je l’ai fait dans la chronologie.
Peut – être le referai-je plus précisément.
André dans mon atelier "Haoman Haï" avant un concert.
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