souvenirs de ma relation avec André 31-08-2016 partie 3
Ruth m’avait raconté leur rencontre.
Après un an environ, étant venue plusieurs fois en Israël pour rencontrer
André, il faisait alors sa période militaire, et souffrait beaucoup de cet
état. Il dit à Ruth : « Nous allons nous marier, car je suis un homme
qui est dans les airs, et je sens que j’ai besoin d’un parachute pour
atterrir ». Ruth était le « parachute ». Ruth avait un
comportement merveilleux avec André, sur tous les niveaux, et les difficultés
venant du comportement d’André. Il était « dans les airs », et il
« n’arrivait pas à atterrir ». Elle essayait de le faire
« atterrir ». Je ne crois pas que cela ait marché, mais c’est un
mariage qui a duré plus de quarante ans, « brisé » uniquement par
« l’absence » d’André…
Les derniers temps, André a commencé
quelques fois à appeler Ruth « Maman ».
Chez mes voisins du deuxième étage,
il y a des enfants. L’été, les fenêtres sont ouvertes. Dès le matin, j’entends
crier « Ima ! » (« Maman ! »). Dans la rue,
j’entends souvent aussi crier « Ima ! »
(« Maman ! »), quand je passe devant des femmes et des enfants.
Je suis entouré du mot « Ima » (« Maman »). Depuis deux
ans, mon projet en hébreu s’appelle « Ima » (« Maman »). On
peut entendre ce mot des centaines de fois par jour. Qua cela soit en marchant
dans la rue, ou même ici, dans mon appartement, j’ouvre la fenêtre, j’entends
deux garçons crier ce mot.
Je me suis rendu compte que ce mot
circule tout le temps et dans tous les espaces, il vibre. Quand je vivais en
France, je n’avais pas eu cette impression. Peut – être n’étais – je pas assez
présent, pas assez à l’écoute de ce qui se passait dans la rue ?
A la dernière soirée de la semaine
des « chiva » (sept jours de deuil), après que plusieurs personnes
aient parlé de leurs relations avec André, j’ai entendu la voix de l’un des
enfants me demandant : « Roger, veux – tu parler ? ». Je
n’ai pas répondu, comme si je n’avais pas bien entendu. En réalité, j’étais
surpris. Puis, un autre enfant m’a demandé la même chose. J’ai eu la force
de me lever, et de dire : « je préfère garder le silence,
maintenant ». Le lendemain, j’ai eu peur que cela soit mal interprété par
Ruth. Je lui ai écrit un mail, disant que depuis qu’André a commencé son grand
voyage, je préfère me concentrer sur sa musique, et sur l’écriture de mes
souvenirs. L’écriture est aussi un morceau de silence, tout comme la lecture.
J’avais dit à Ruth que j’irais sur
la tombe le lendemain matin, comme le veut la coutume. Je n’ai pas pu y aller.
Anatoly, qui connaissait André, m’a
téléphoné, et je lui ai annoncé le départ d’André. Anatoly Basin revenait de
Russie, où il voyage tous les trois mois. Il voulait me voir, parce qu’il voulait
que j’écrive la relation qu’André avait eue avec notre groupe, fondé par Hedi
et Anatoly, appelé « Jerusalmix ».
Il y a quelques années, nous avions
peint en groupe dans le studio d’un centre culturel à « Musrara »,
quartier situé près des murailles de la Vieille Ville. André venait souvent nous
visiter.
L’idée généreuse d’Anatoly fut de me
dire la chose suivante : « Nous avons cherché à comprendre ce que
veut dire « voir les voix », je voudrais dire qu’André était celui
qui a écouté, il venait pour voir nos travaux, mais je sentais qu’il écoutait
plus qu’il ne voyait notre peinture ». A « Musrara », nous étions
les « voyants », et André, dans ses visites, « l’écoutant ».
« Voir les voix », je
pense à cette phrase depuis longtemps, et souvent. Anatoly est aussi préoccupé
par elle, mais dans une connotation mystique, qui correspond à la civilisation
russe. Il faut beaucoup de patience pour le comprendre, son hébreu étant
difficile à interpréter. Je ne parle pas russe. Je reste donc assis à
l’écouter, essayant de comprendre ce qu’il dit.
Anatoly Basin était très admiré
aussi par Hedi Tarjan, qui le considérait comme un grand peintre. Nous avons
travaillé ensemble de longues années, et j’ai aussi beaucoup appris avec lui.
André venait à toutes les
expositions organisées à « Musrara » ou dans d’autres endroits où
nous exposions nos œuvres.
Que voyait André dans nos peintures ?
Que voit quelqu’un qui ne veut pas voir, trop préoccupé de rester dans son
monde, le monde de l’écoute ?
J’ai compris avec étonnement que la
parole peut gêner. Comme je demandais à Dadou, qui était devenu un peu sourd. Pourquoi
il ne mettait pas ses appareils ? Il me répondait : « parfois,
je préfère ne pas comprendre, ne pas entendre ». André était aussi devenu
sourd, mais n’aimait pas non plus porter les appareils auditifs. Mais quand il jouait
de la musique, il n’avait aucune surdité.
La « surdité » d’André
était une manière de se protéger de la blessure des mots, une grande sensibilité par rapport aux
discours des gens, une forme de protection face à ce langage ambigu.
J’avais fini par lui dire :
« André, si tu ne mets pas tes appareils, il est difficile pour moi de
m’asseoir avec toi et de crier, je n’aime pas crier ». Il mettait alors
ses appareils, il en avait pris le réflexe, et donc on pouvait communiquer. Mon
étonnement venait quand je voyais que par rapport à la musique, il entendait
sans gêne. Lui demandant plus d’explications sur ce phénomène, il m’a répondu
qu’il entendait la musique, mais que son oreille « transposait ».
Couché sur son lit d’hôpital, de la
première chambre dans les urgences jusqu’à l’étage où on l’avait mis, les
appareils de contrôle faisaient du bruit, ces bruits mécaniques et numériques. Il
souffrait et nous faisait des gestes pour que l’on fasse cesser ces bruits
infernaux. Pour un compositeur comme lui, que les montées de la musique dans sa
tête empêchaient de dormir, les appareils devaient être un enfer.
Il y a des formes étranges de
surdité. Comme celle de mon ami parisien Pierre M. Quand son père est mort, il
est devenu sourd. Sa surdité n’était pas tellement une usure physiologique,
mais un choc émotif.
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