souvenirs de ma relation avec André 15-08-16 partie 10
André me disait ne pas être un
virtuose. Hedi Tarjan admirait beaucoup la manière de jouer du piano d’André et
disait de lui qu’il était un grand pianiste.
Que veut dire « être
virtuose » ? Que veut dire « être un grand pianiste ? ».
Avec son piano, il ne semblait pas
avoir de problème, ne pensait pas à la technique, ni à son rapport avec l’instrument.
Il était à l’aise dans son jeu, dans ses improvisations, avait un rapport
parfait avec la lecture de ses partitions et le déchiffrage. Comme il n’aimait
pas porter ses lunettes de vue, qu’il oubliait toujours dans les endroits de
son appartement, il forçait sur ses yeux pour continuer à jouer.
Il avait établi comme par instinct un
rapport élégant avec l’instrument, son piano, il n’était pas gêné et avait
intégré l’instrument en lui. J’ai été souvent étonné de la restriction qu’il
disait avant de jouer : « je ne suis pas un virtuose ». Peut –
être ses comparaisons et jugements instinctifs venaient de mon imagination et
de la manière de faire des jugements hâtifs.
Les dernières semaines avant le
départ d’André, je jouais sur la guitare d’Arik. Jouant en pleine nuit pour
profiter de son silence, le chevalet s’est décollé avec fracas. La guitare m’a
sauté des mains. J’ai eu quand même la présence d’esprit de la rattraper avant
qu’elle ne tombe à terre. Le lendemain, j’ai téléphoné à Arik pour lui raconter
ce qui était arrivé. Il m’a répondu : « peut – être n’aime – t – elle pas
ce que vous avez joué ». Après cette conversation, je me suis posé des
questions, et lui ai répondu : « mais Monsieur Arik, il était deux ou
trois heures du matin, je jouais le plus doucement possible, et je jouais des
harmoniques ». Qu’y a – t – il de plus miraculeux qu’une harmonique. C’est
comme un oiseau qui se pose. Le doigt touche la corde sans effort et sans
appui. Un effleurement. C’est l’une des choses les plus fines que l’on peut
faire avec un instrument à cordes. Pourtant, le chevalet s’est décollé. Je pensais
qu’Arik avait répondu par plaisanterie, ou par désir de ne pas dévaloriser l’instrument
qu’il avait fabriqué. J’ai raconté cet évènement et la conversation qui a suivi
à Yaniv. Celui – ci m’a donné une autre explication : « il y a des
moments où l’on joue d’une telle manière que le son, même le plus doux
possible, arrive à briser une vitre ». Il est donc possible de comprendre
ainsi que dans ce moment de jeu, même le plus doux possible, les vibrations que
je donnais aux cordes étaient tellement douces et puissantes… que cela a
décollé le chevalet.
Quel est ce besoin qui nous porte à
chercher une logique et une explication aux évènements qui nous arrivent et à
trouver des justifications ?
Les réactions des gens auxquels j’avais
raconté cet évènement me donnaient toutes sortes d’interprétations.
Pour moi, l’essentiel, c’est comment
créer son rapport, sa relation avec l’instrument, pour arriver à rendre que son
jeu devienne magique. André pouvait être un magicien avec le piano. Quand j’écoute
son avant – dernier disque, dont il avait composé l’accompagnement à partir de
mélodies Yiddish, sa façon d’accompagner la mélodie est proprement fabuleuse.
Pourtant, il me disait qu’il avait dû prendre beaucoup de temps pour arriver à
aimer ce répertoire Yiddish. J’ai eu la chance de le suivre et de l’entendre
parler pendant les moments créateurs qu’il m’expliquait dans nos rencontres
dans les cafés. Depuis le début de notre rencontre, j’ai suivi en l’écoutant
ses évolutions et ses recherches dans tous les domaines, musical, littéraire,
religieux. André ne manquait jamais de m’associer aux évènements qu’il donnait,
conférences, concerts… Quand il se produisait, il me téléphonait toujours pour
m’inviter.
Il m’invitait aussi pour les
mariages de ses enfants. Mais comme je ne supporte pas les mariages, ou toutes
sortes de cérémonies, je me suis forcé d’y assister. Mais après ces expériences,
où je me sentais très malheureux de ne pas pouvoir m’intégrer, je lui ai
dit : « André, je ne vais plus dans les mariages, cela ne m’intéresse
pas ». Il a accepté. Il acceptait mon côté « antisocial ». Une
problématique que je travaille avec mes répondants. Essayer de comprendre le
malaise que j’ai eu depuis mon enfance, dans ma famille en général, dans les
fêtes, religieuses ou laïques.
Depuis quelques années, je fais en
sorte de voir les gens seul à seul, au café, car c’est un endroit neutre. Je refuse
des invitations à domicile, que ce soit le mien ou celui de la personne qui m’invite,
pour ne pas avoir à subir leurs règles non
dites ni exprimées. Le café est un endroit neutre, où je me sens à l’aise, n’ayant
pas à subir ces règles, et me permettant de me sentir plus à l’aise et de créer
un « face à face » égalitaire.
A Paris, à l’époque où je n’avais
pas encore établi mes règles personnelles, j’allais le visiter rue Guy Patin,
ou dans les appartements qu’il avait habités, et les cafés ou l’on se donnait
rendez – vous. A Jérusalem, ces dernières années, on se voyait dans les cafés
de « dereh Beith Lehem » (boulevard de la « Maison du Pain »),
dans un café qui s’appelait « Le Lieu d’Isaac », et plus tard dans un
autre café situé un peu plus loin sur le trottoir d’n face appelé « Grand
Café » tenu par des français, faisant des bonnes pâtisseries. André l’avait
choisi, il aimait y prendre une pâtisserie. J’avais vaincu ma résistance car je
considérais ce café trop « bourgeois français » parce que le plaisir
de le voir déguster une pâtisserie qu’il choisissait avec soin était plus fort
que ma résistance à la bourgeoisie. Il n’était pas entièrement pris par sa
dégustation et son amour des choses sucrées, il me parlait tout en mangeant de
ce qu’il faisait, de ses compositions, de ses nuits difficiles…
André chez lui dans le salon de son appartement.