Thursday, September 01, 2016

souvenirs de ma relation avec André Hajdu 03-08-16 partie 2

Ce qui s’est passé lundi, après le coup de téléphone que j’ai donné à Ruth pour prendre des nouvelles d’André.

J’ai pris l’autobus lundi vers dix heures. J’avais vu André dimanche soir. Il semblait aller mieux. Le dimanche matin, il était entré aux urgences, le soir, il était déjà dans une chambre avec deux autres personnes. C’était une chambre de trois lits. Il était dans le lit du milieu. Des rideaux le séparaient de ses voisins.

J’avais pensé rester une partie de la nuit à l’hôpital pour permettre à Ruth d’aller se reposer.
J’ai dit à Ruth « il faut que tu te reposes, rentre à la maison, je ferai la garde une partie de la nuit. Nous pouvons partager la garde en deux parties, tu viendras après avoir pris du repos. Cela ne me dérange pas de rester toute la nuit, de toute façon je ne dors pas ». Ruth m’a répondu que les enfants avaient organisé la garde en demandant à une dame de venir.


Vers neuf heures, je suis rentré chez moi accompagné en voiture par son fils Shouky, le dernier enfant de la lignée. Après avoir vu André, j’ai senti qu’il revenait à plus de vie grâce aux perfusions. Je me suis dit, un peu plus confiant et heureux, « maintenant, il y a de l’espoir, le traitement qu’il reçoit lui donnera de la force pour continuer à vivre ». J’étais content d’avoir vu le visage d’André s’éclairant, les effets de la transfusion faisant qu’il retrouvait des forces. Je sentais que c’était une question d’heures, pour que l’eau entre à nouveau dans son organisme, qu’il récupère…

La phrase et mon sentiment, et ce qu’il m’avait dit, m’avaient donné la certitude qu’il n’avait pas renoncé à son envie de vivre. Il luttait.

En parlant avec Shouky, il m’avait dit « mon père voulait mourir », je lui ai dit « non, il ne faut pas dire ça. Je vais te raconter ce qui s’est passé samedi matin, jour du Chabbath ».

Cette conversation a eu lieu dans la voiture, et en sortant, je lui ai dit « yhyé beseder (ça va aller) ».

Quand on sent que quelqu’un s’en va, pour ce grand voyage, j’ai eu des pensées d’espoir et de désespoir.

Montaient dans ma tête des phrases comme « il va mourir », je ne savais plus si je pensais à lui au présent ou au passé… Je me sentais coupable de projeter des pensées négatives, coupable de ne pas être ici, dans le « ici et maintenant ». Je n’aime pas prévoir négativement. Prévoir l’issue. Je voulais rester dans l’espoir. L’espoir de la vie.

Je suis allé le plus vite que j’ai pu lundi matin à l’hôpital. Il était dix heures. J’étais apaisé et confiant.
J’entre dans la chambre. Ruth était là. André sur son lit d’hôpital était déjà couvert… Le visage couvert. J’ai eu un choc. J’ai commencé à pleurer. Ruth me dit « il est mort ».

Elle m’explique qu’elle était venue à sept heures du matin, et qu’elle a senti qu’André était un peu en colère, comme s’il voulait lui dire « tu m’as abandonné ». Elle est restée avec lui. Puis, Shmulik est arrivé, il a proposé à Ruth d’aller prendre un café. Pendant ce court temps – là, André est resté seul pendant quelques instants. Les machines de contrôle ont commencé à sonner. Alors, les réanimateurs sont arrivés.
C’est la version du récit que Ruth m’a faite. J’espère ne pas avoir trop transformé son récit. Et si je l’ai fait, qu’elle me pardonne, parce que ma mémoire est encore sous le choc.

Un événement me rappelle la trace d’un autre événement. Les mémoires anciennes reviennent avec les chocs émotifs. J’étais à côté de mon père, à l’hôpital du Kremlin Bicêtre, il était dans une chambre seul, ma mère était assise à côté de sa main gauche. Je me tenais à sa main droite.

Ma mère a senti que mon père s’en allait, elle m’a dit « va téléphoner à ton frère ». Je suis parti téléphoner. J’ai senti le temps long, très long, dans l’attente de la réponse. Après lui avoir annoncé l’état de mon père, j’ai couru vers la chambre, où mon père agonisait.
  

Monday, August 29, 2016

souvenirs de ma relation avec André Hajdu 03-08-16 partie 1

Depuis le départ d’André pour ce grand voyage, les scènes que j’ai vécues les trois derniers jours avant son décès me reviennent à la mémoire, tournent dans ma tête.

Je ressens une grande responsabilité…

Le Chabbath trente juillet, il était devenu très faible. Je l’avais quitté la veille, inquiet d’avoir senti son état. J’allais le voir tous les jours depuis quelques temps, mais je n’allais pas le visiter le Chabbath. J’ai appelé Yoni N. pour lui demander de venir me chercher. Nous sommes montés ensemble à Givat Mordehaï. Il était environ dix heures – dix heures trente. Je l’ai trouvé dans son lit. Ruth se reposait sur le lit conjoint.

Elle s’est levée, me dit « tu sais, nous avons discuté, si tu allais venir ou non, je lui disais que tu ne viendrais pas. André m’a dit : « Roger va venir », et je lui ai répondu « non, le Chabbath, le Samedi, Roger ne vient pas », il a eu raison ».

Yoni a commencé à discuter dans la salle à manger avec Ruth. J’ai demandé à André « tu veux que je te masse ? ». Alors, il m’a répondu une phrase étonnante : « fais tout ce que tu peux ». Cette phrase m’est restée gravée dans la mémoire, les jours ayant passé, elle a pris une pluralité de sens pour moi. Elle s’était transformée en une question de savoir jusqu’où je pouvais aller avec moi – même.

Cette phrase me donnait une grande responsabilité.

André savait – il intuitivement que si j’essaye de faire quelque chose j’essaye de faire tout ce que je peux.

Mais cela donne à penser sur les sens des verbes « faire » et « pouvoir ».
Nous avons quitté les Hajdu vers treize heures. J’ai invité Yoni à prendre un café dans l’appartement que j’habite. Nous étions tous les deux plus ou moins silencieux, et surtout tristes.

Après que j’eus finis de masser André, il me demanda où était Yoni. J’allais chercher Yoni qui s’assit à côté du lit et commença à chanter des œuvres d’André, celles qu’il connaissait par cœur. Je pense, après coup, que sans le savoir, Yoni a eu un comportement qui venait du cœur. Il a su instinctivement choisir la musique au lieu de rester passif et de souffrir de voir André dans cet état.

Le lendemain matin, dimanche, le matin, assez tôt, (je ne suis pas revenu voir André une deuxième fois ce samedi), je téléphone à Ruth, elle ne répondait pas sur son téléphone fixe. Après un moment, elle m’a rappelé, me disant « nous sommes au ‘heder miyoun’ (urgences) ». Je lui ai demandé ce qui s’est passé, elle me dit « il avait quarante de fièvre, j’ai appelé le service auquel on était abonnés, on a été à l’hôpital, on a passé la nuit collés l’un contre l’autre parce qu’il tremblait de froid et de fièvre ».

Je suis vite sorti pour prendre un taxi. J’étais très inquiet, très désespéré aussi.

Le chauffeur de taxi était un homme digne. Il a respecté mon silence. Le fait de lui avoir dit que j’allais aux urgences avait ouvert sa compassion. Quelques minutes avant d’arriver, il s’est excusé que le trajet ait pris du temps à cause des encombrements, qu’il ressentait mon angoisse… Les minutes passées devant un feu rouge nous ont permis d’échanger quelques mots, qui m’ont donné un moment de respiration.

Je sentais un homme sage, avec l’intelligence d’un cœur, et une élégance de comportement. Un homme qui pouvait sentir et ne pas déranger. Il m’apporta un peu de calme. Il m’a déposé aux urgences. Je suis allé dans la pièce où était André. Ruth était là. André ne parlait pas. Je me suis approché de lui, je l’ai embrassé. Puis, à un certain moment, un médecin est venu pour faire une intervention sur André. Les soignants n’avaient pu trouver aucune veine, il fallait pratiquer une petite opération, pour mettre les aiguilles dans l’artère fémorale. Ruth est sortie de la pièce car elle ne pouvait voir cette opération. Il était complètement déshydraté. Il n’avait pas mangé ni bu depuis deux ou trois jours.
Le médecin a demandé de l’aide pour tenir la tête d’André, tournée vers la droite.

Ruth dit au médecin : « André veut que ce soit uniquement Roger qui le maintienne ». Le médecin a accepté que ce soit moi. Il me demanda durant le cours de l’opération quels étaient mes liens avec André. Il prépara l’endroit et l’acte comme dans une salle d’opération. Il me dit « attrapez sa tête comme ça, de façon que je puisse opérer sous le cou pour trouver les veines ». En m’approchant de son oreille, j’ai dit à André : « on va te faire des piqûres, je dois te tenir la tête ». Je ne laissais pas André sans information, pour qu’il ne soit pas surpris.

Malgré que nous fussions dans un hôpital, je me suis aperçu de la violence qui y règne. Par manque de sensibilité, d’éducation, et par accoutumance à la douleur, les infirmières se comportaient avec André sans douceur et avec du bruit. Le bruit des machines, qui permettaient de surveiller l’état du malade, émettaient des sons qui faisaient souffrir André, et avec ses mains, il cherchait à nous faire comprendre de lui éviter cette douleur.

La violence existe dans tous les gestes, si on n’y prête pas assez attention, le geste est ambigu et automatique.

Les gestes de la vie quotidienne, automatiquement, sans s’apercevoir du lieu où l’on effectue ces gestes.

Bouger un lit, par exemple, geste anodin, prend une autre signification, quand le malade est dans un lit d’hôpital. Moi qui pensais que ce n’était qu’une toute petite opération, je me suis trompé, car elle a duré au moins un quart d’heure. Ils l’ont piqué, mis des tuyaux avec plein de choses… Pendant le temps que je maintenais sa tête, je lui parlais, il commençait à souffrir et à bouger sa tête. Je lui disais « ça va être fini… ». Il souffrait, et à un moment, j’ai du retenir sa tête qu’il voulait déplacer pour éviter la douleur. Depuis le matin, il ne pouvait parler. Sa gorge était tellement sèche, que la langue était collée contre le palais. Et il voulait parler, mais les sons ne pouvaient pas sortir de son gosier. Il devenait nerveux de ne pas être compris. Il fallait qu’il fasse des gestes. Après l’opération, Daniel Epstein et Yoni étaient dans la chambre. André faisait des gestes, il semblait vouloir dire quelque chose que chacun de nous trois a interprété différemment.

Yoni a interprété les gestes d’André en donnant cette signification « partez, laissez – moi seul ».
Daniel Epstein, au moment de partir, me dit qu’il a interprété les gestes d’André comme « j’en ai marre, laissez – moi tranquille, je veux mourir ». J’ai beaucoup pensé à ces deux différentes interprétations : je me suis dit « à mon avis, ce n’est pas ça ». On ne peut pas interpréter. Chacun interprète ce qu’il veut bien comprendre.

Je n’ai pas à interpréter. Je suis resté à côté de lui. Je n’ai pas voulu interpréter. J’ai pensé qu’il voulait s’exprimer, dire quelque chose, et qu’il sentait qu’on ne le comprenait pas. Pour moi, c’était un instant plus dramatique.

Peu à peu, grâce aux perfusions, il commençait à retrouver des forces. Le visage s’est transformé, devenant plus clair. On est venus nous annoncer qu’ils avaient trouvé un lit au huitième étage, dans le département de médecine générale. Son médecin traitant n’avait pas de lit dans son service oncologique. André aimait beaucoup son médecin traitant, qui le traitait depuis le début de sa première maladie, la maladie d’Hodgkin. Son médecin est venu le voir, et en parlant à Ruth, il a dit « dés qu’il y a une place, on montera André dans notre service ».



souvenirs de ma relation avec André Hajdu 02-08-16 partie 3

Donc, c’est à cette époque, un peu avant mil neuf cent soixante dix, je ne me rappelle pas bien, il faudrait que je me mette à classer les dates de la chronologie, donc j’arrivais, on se voyait…

Après ces années – là, il y a un chercheur musicologue appelé Adler, qui est venu lui proposer une bourse pour venir en Israël. Donc, il est venu faire un essai. Ca lui a beaucoup plu. Tellement plu qu’il a fait son « Alya » (« montée », installation en Israël). Il s’est marié ici. Il était professeur dans plusieurs endroits, à « Bar Ilan », il a monté des écoles de musique pour les enfants un peu plus doués, faisant en même temps de l’art et des études normales, il a créé quelque chose comme ça. Ses élèves sont toujours très attachés à lui. Il avait une manière particulière d’enseigner. Je ne veux pas dire de date non exacte. Pour moi, c’était un grand déchirement qu’il parte en Israël. Mon père était très malade, je ne voulais pas le quitter.

Mon père est mort en mil neuf cent soixante dix neuf. Là, j’ai tout abandonné. Je suis parti. Je ne pouvais plus supporter Paris. Je suis parti dans le Sud. Peu à peu, je cherchais des signes qui me monteraient où aller. Je voulais quitter la France. Donc, j’ai failli partir au Canada. Puis un autre signe est venu, qui était en rapport avec Elyahou, mon ami Guy Abrahami, qui est à l’heure actuelle la personne qui me connaît depuis l’âge de dix ou douze ans.

Je suis donc venu ici en mil neuf cent quatre vingt douze. On a recommencé à entretenir des rapports comme si on ne s’était jamais quittés. En mil neuf cent soixante dix neuf, quand mon père est mort, je ne savais pas où aller. Je n’avais pas l’intention d’aller en Israël. J’ai passé un an à chercher. Je suis rentré à Paris en mil neuf cent quatre vingt. J’ai rencontré quelqu’un qui s’appelle David Zrihen. Il avait un projet de monter une école itinérante en Israël, une caravane qui se baladerait dans le pays pour enseigner, donner des cours de rattrapage aux enfants… Il m’a dit « viens, et tu leur enseigneras la musique ». J’ai cru en ce projet. Je suis arrivé ici. Elyahou était déjà ici. Il avait une maison en bas de Guilo. Il avait déjà organisé un petit centre pour faire des activités. Donc je l’ai rencontré. Et il y avait André. Donc, je n’ai pas mélangé le « monde d’André » et le « monde de David Zrihen ». A l’époque, c’étaient deux mondes différents. J’ai toujours eu du mal avec ce monde Séfarade, qui était problématique, et qui est toujours problématique, pas toujours, pas tous les Séfarades… Parce que le langage commun dit « l’intellectualisme européen » et « l’existentialisme Séfarade ».   



souvenirs de ma relation avec André Hajdu 02-08-16 partie 2

C’était une relation où je le considérais comme un grand frère, comme un père spirituel, avec tout ce que cela pouvait représenter pour un garçon de dix sept ans qui voulait être artiste.
Il représentait une culture, la culture de l’Europe de l’Est.
Quelqu’un qui naît à Budapest reçoit un autre type de culture que celui qui naît à Oran. Ce n’est pas qu’une est meilleure que l’autre. Mon rêve, depuis l’enfance, a toujours été de partir de chez moi, d’aller à la rencontre d’autres personnes, d’autres cultures. D’aller vers la découverte, l’ailleurs, l’autre.

André était né à Budapest, ville cultivée comme Vienne. C’était une ville antisémite où il fallait cacher ses origines juives. Je viens, d’un autre endroit, où les juifs étaient plus ou moins acceptés. Le contexte était différent. J’avais une aspiration vers quelque chose, un but : être un artiste, vouloir changer, sortir du circuit familial, de tout ce que je n’aimais pas…

André, c’était un réfugié, il avait choisi de ne pas subir la contrainte du communisme, de prendre le risque de s’exiler. Il a réussi à sortir en mil neuf cent cinquante six en sortant de son pays, transporté dans une charrette avec d’autres personnes qui s’enfuyaient, le conducteur était un paysan qui connaissait les endroits où la frontière était ouverte. Il est arrivé à Vienne, où il a été pris en charge par les comités internationaux.
A ce moment – là, il avait eu le choix entre s’exiler vers la France ou vers l’Angleterre. Il désirait aller en Angleterre, car il avait des amis là – bas, déjà. Il s’est présenté devant l’ambassade d’Angleterre. Il y avait une longue file d’attente. Devant l’ambassade de France, la file d’attente était moins importante. André n’avait pas beaucoup de patience, il s’est tenu là où il y avait moins de personnes en attente. C’est l’histoire de son arrivée en France. Le frère de sa mère, Michi, habitait déjà en France, à Paris. C’est chez lui qu’il a passé ses premiers jours parisiens.

 Si il avait eu la patience, il aurait fait la queue devant l’ambassade d’Angleterre, et il aurait rejoint son ami Grunki, qui était déjà à Londres. Je n’aurais pas rencontré André, et les personnes que j’ai connues grâce à lui. Il suffit de peu de choses, dans ce cas – là plus ou moins de patience, pour que le destin définisse la vie future.

Jusqu’à son dernier moment il n’a pas eu de patience. Il aimait que les gens soient exacts pour les rendez – vous, devenait nerveux quand ils avaient du retard. Portant, il avait une patience extraordinaire pour la musique et l’enseignement. Le monde mystérieux, celui de la musique, nous donne le sentiment que le temps n’est pas le même temps, comme celui de la vie quotidienne, où l’on ne veut pas perdre son temps…

Qu’est – ce que perdre son temps ?
Depuis deux ans, il me disait : « le temps ne passe pas ». Je lui demandais : « André, qu’est – ce que c’est, le temps ? Qu’est – ce que tu veux me dire ? Comment voudrais – tu que le temps passe ? Avec ta maladie, il vaut mieux ne pas dire que le temps ne passe pas. Parce que, en français, ‘passer’, c’est ‘trépasser’ ».
Qu’est – ce que le temps ?
On ne sait pas si après ce passage, il y a un autre temps. On ne sait pas. On a des suppositions, on imagine, la mort c’est comme ci, c’est comme ça : des interprétations. Jusqu’à présent, personne n’est revenu pour nous dire ce qu’il y a après la mort. Dans les livres, on a écrit des milliers de pages sur la résurrection. On attend cette résurrection. 

André, après être sorti de Hongrie, avoir transité par Vienne, est arrivé à Paris.
Pendant des années, je me suis questionné, et j’ai questionné André. Réfléchir sur le temps, c’est difficile, et il y a beaucoup de théories. J’aime mieux réfléchir sur la relation et le rythme. J’ai un rythme, chaque individu a son propre rythme. Nous devons nous coordonner, pour qu’il puisse y avoir rencontre.
Est – ce que je suis prêt à accepter le rythme de l’autre ? M’adapter ou imposer mon rythme. La rencontre avec d’autres personnes nous bouleverse, nous émeut, et produit un changement de rythme. L’émotion bouleverse aussi notre rythme intérieur.
L’art de la musique est de permettre de structurer un ordre avec le rythme et la mélodie. En jouant de la musique, nous pouvons contrôler la vitesse : le lent, le vite, et toutes les gradations de ce qui s’appelle « tempo » en musique… La musique permet de calmer l’agitation, la mienne et celle du monde.
Comment trouver le rythme exact pour jouer, pour vivre, dans le monde et avec le monde.

Ces derniers temps, j’ai réfléchi beaucoup sur ces notions. En français, on dit « justice ». On dit aussi « justesse ». C’est le même mot. En hébreu, est – ce que l’on peut comparer ?
« Justice » en hébreu : « Tsedek ». Il y a « justice ». Le jugement permet la « justesse » (« jouer juste », « être juste »). « Jouer juste », c’est « être accordé », en accord avec soi – même et avec la monde.
Pourquoi ces deux noms se rapprochent comme cela ? Pour nous indiquer, peut – être, grâce à la musique, la voie et la recherche de l’amélioration de nous – même, essayer de devenir un homme meilleur, de la même manière qu’un musicien qui joue juste.

Devenir meilleur, c’est essayer de devenir un « juste », comme on dit en hébreu, un « Tsadik ». Avec la musique, j’ai appris la justesse.

Être « bien accordé ».
Le mal, c’est être désaccordé avec soi – même et le monde.
L’accord, c’est faire attention à avoir de bonnes relations. Être « en accord », non seulement avec soi – même, mais avec l’autre.

L’avant – dernier Chabbath avant la mort d’André, je l’ai accompagné dans un village où il y avait la Communion solennelle d’un de ses petit – fils. J’étais à côté de lui à la synagogue. Sur la table, il y avait un livre où j’ai trouvé cette phrase du Rav Menahem Mendel de Kotsk :

« Si moi, c’est moi parce que toi, c’est toi, et que toi c’est toi car moi, c’est moi, alors moi, ce n’est pas moi, et toi, ce n’est pas toi. Mais, si moi, c’est moi car moi c’est moi, et que toi c’est toi, alors moi, c’est moi, et toi, c’est toi.  ».

Si je dois être en accord avec l’autre, je dois concilier ce « moi », « toi », qui est « moi », qui est « toi »…

Cette recherche de justesse, c’est aussi la recherche de justice.

Un méchant homme, à l’inverse, brouille l’ordre des choses. Par exemple, embrouiller, rendre confus l’autre, pour avoir raison… Il ne cherche pas cet état de justesse et de justice.

Qu’est – ce que c’est la justice ? Est – ce rendre à l’autre ce dont il a été privé ou spolié. Nous ne pouvons exiger de notre père qu’il soit ce qu’il n’est pas. Je demandais à André ce qu’il ne pouvait pas me donner.
J’ai compris longtemps après qu’il voulait établir une relation amicale vraie, ne pas être pris pour un autre père.
Il désirait une relation amicale pour donner ce qu’il y avait de vrai en lui.
André avait dix ans de plus que moi, il ne voulait pas rentrer dans d’autres rôles.

J’apparais dans sa vie, grâce à la musique, dans mon état d’esprit à l’époque, j’en faisais une idole.

Pour éviter les relations fausses, il y a un énorme travail à faire. Un travail de nettoyage continuel, pour que la relation dure et s’améliore, et ne meure pas.

En deux mil dix sept, notre amitié aura eu soixante ans. J’ai eu des conflits avec lui, proches de la rupture. Lors des derniers conflits qui furent graves, il me disait « Roger, on ne peut cesser une amitié, on se connaît depuis plus de soixante ans ».

André avait un côté qu’il fallait que j’apprenne à connaître. Il venait du pays que l’on appelle « Middle Europa », c'est-à-dire « l’Europe Centrale ». L’Europe Centrale n’est pas l’Europe occidentale, et n’est pas non plus l’Algérie…

Il fallait que je m’habitue… Ce qui est étrange, quand je pense au fil de notre relation, c’est encore de comprendre que était l’attachement qui nous liait.
Je savais qu’il était très occupé, il se disait hyperactif. Je ne voulais pas le déranger. Je le laissais libre pour me téléphoner, pour fixer nos rencontres. Depuis mon arrivée en Israël, il avait pris l’habitude de me téléphoner régulièrement, deux fois par semaine, me disait « Roger, on se voit, on va dans un café ».
Quand il donnait un concert, une conférence, ou un évènement intéressant, il me téléphonait en me demandant si je voulais y assister.

Le lien qui avait commencé avec la musique, qui reste pour moi le plus important, et le lien avec sa vie privée. Je le connaissais célibataire, il s’était marié en Israël, j’ai du m’habituer à changer ma vision de lui après son mariage avec Ruth.
 Le vécu en France ensemble.

En mil neuf cent cinquante huit, il a vu mon désarroi, il a vu comment je vivais, il a vu mes difficultés, il m’a dit : « Roger, peut – être, ce serait bien que tu rentres en Algérie, que tu finisses tes études, et qu’après, tu reviennes ».

Pendant l’année où je résidais en Algérie, André m’a écrit des lettres, j’ai gardé sa correspondance, que je mettrai en ligne. Je suis revenu à Oran, suivant ses conseils, je me suis inscrit dans une école privée, le Cours Descartes.

Pendant les grandes vacances, il devait travailler comme moniteur musical dans une colonie pour les jeunes à Anglet. Il m’a invité, on s’est retrouvés à Biarritz, et je suis resté avec lui pendant trois mois.
J’avais commencé à jouer de la guitare, et il me donna l’occasion de faire ma première apparition musicale en public, le public de jeunes gens et de jeunes filles, tous venus de différents pays dans ce camp. Je garde très vive les souvenirs de ces deux grands étés passés avec André.

Le camp était dirigé par Tante Ida, rescapée des camps, et une petite équipe qui travaillait avec elle.
C’étaient des gens extraordinaires, des gens qui avaient vécu la Shoah, qui avaient vécu l’horreur. C’était un monde que je ne connaissais pas. Tante Ida avait sauvé des enfants, et ainsi, elle avait rencontré la mère de Femia. Femia était une jeune fille hollandaise qui était venue dans ce camp grâce au lien que ces deux femmes entretenaient dans leur action commune pour sauver les enfants juifs. Ce n’était pas un camp de vacances uniquement pour les juifs, il y avait toutes les nationalités…
Mes talents de masseur se sont révélés dans ce camp. J’ai massé et résorbé le torticolis de certains jeunes africains qui n’étaient pas habitués aux températures de la Côte Basque.

André voyageait à Amsterdam plusieurs fois pour la rencontrer. Je l’ai accompagné une fois en conduisant la « Deux Chevaux » que mes parents nous avaient laissée à Paris.

André avait voulu se marier avec F. Elle n’a pas voulu se marier avec lui, pour plusieurs raisons, dont une est qu’elle ne voulait pas d’enfants. Je l’ai senti devenir triste de ce refus qui a peut – être modifié ses projets.

Il était au Conservatoire, étudiait sous la direction d’Olivier Messiaen et Darius Milhaud. Chercheur au CNRS (Centre National de Recherche Scientifique) section ethnomusicologie, proche de la titularisation qui lui aurait permis de vivre dignement, il a préféré accepter le poste de professeur de musique eu Conservatoire Municipal de Tunis. Grand spécialiste de la musique Tzigane, il a publié sur la vie musicale et a composé une « cantate Tzigane », qui a gagné un prix et a été joué en Hongrie.

Cette décision, venue d’une déception, s’est transformée grâce à la rencontre de Dadou, David Nahmias et de sa famille.

André, il y a six mois environ, m’a dit : « j’ai rencontré dans ma vie un génie et un Juste ». Miki Erdely était un génie et Dadou Nahmias un Juste. 
A l’époque, André n’avait pas beaucoup de connaissance du judaïsme. Il avait peur de dire qu’il était juif, car en Hongrie, on ne le dit pas. Il s’était ouvert au judaïsme en vivant dans cette maison, où il y avait beaucoup d’étudiants religieux. Il a commencé à s’y intéresser grâce à un compagnon de chambre, Burton Krancer, qui était étudiant cinéaste. Burt vit actuellement à New – York. André a commencé avec lui à apprendre et à travailler sur des textes de la Guemara (Talmud). Il est entré dans le judaïsme par l’étude. Pas directement par la prière et l’observance. Après quelque temps, il me dit : « viens avec moi, on va dans un cours de Guemara », rue des Martyrs, à Paris, avec le Rav Westein. André a continué à suivre les cours de ce Rav. Après un peu plus de trois cours environ, j’ai arrêté, à cause de la langue, et parce que je sentais que c’était un monde complètement loin de moi. Dadou était venu aussi assister à ces cours, il a arrêté après un cours.

A son retour deTunisie, où il avait passé un an comme professeur de musique, il est revenu en ayant senti et compris les différences du judaïsme nord – africain Séfarade. La différence d’approche du judaïsme vécu d’une manière plus existentielle, qu’il avait approché grâce à Dadou N., la famille et les amis de Dadou.

Dadou N. restait son ami et est devenu le mien.
Sa première approche du judaïsme a été plus proche de sa nature intellectuelle, il avait trouvé un judaïsme d’étude qui peu à peu, l’amena à une pratique. 

André a repris ses activités à Paris après Tunis. Il avait trouvé un appartement rue Poissonnière grâce à Sam Godferstein et à son père. Après avoir refait son appartement, Akos et moi, pour lui permettre d’y habiter convenablement, dans cet appartement, il n’y avait pas de salle de bain, et l’état général du lieu était assez délabré.

Il y avait un studio au septième étage. Dans le même escalier où se trouvait l’appartement d’André, je me suis installé dans ce studio avec Lenke S. qui venait d’arriver à Paris après avoir reçu son passeport hongrois pour pouvoir sortir de Hongrie. Nous avons cohabité pendant quelque temps jusqu’à ce qu’il reçoive la bourse d’Israël Adler pour pouvoir venir faire des recherches ethnomusicologiques en Israël.

C’est qu’à cette époque que je lui ai demandé d’écrire pour la guitare. Cette période a vu naître le livre « Micro cosmos pour guitare ». J’ai beaucoup enseigné ce livre rempli de perles musicales. J’espère et voudrais pouvoir enregistrer bientôt ce livre. J’en ai eu l’idée quelques mois avant le départ d’André pour qu’il ait ce cadeau, mais… le temps va vite, la maladie aussi. Je n’ai pas pu lui faire ce cadeau quand il était encore présent, je continue à y penser et à vouloir le réaliser.

Dans ma tête résonne souvent la fable « Perrette et le pot au lait ».
Prévoir et imaginer, et s’apercevoir que la prévision n’aboutit pas à la réalité de ce que l’on avait imaginé.

Il faut improviser ou essayer d’arrêter ce besoin de prévoir.